La résistance aux antimicrobiens reste un problème sous-estimé. Les bactéries résistantes ne se trouvent pas uniquement dans les hôpitaux, elles sont également présentes dans l'environnement naturel. La professeure Katharina Schaufler et son équipe de l'Institut Helmholtz pour One Health (HIOH) à Greifswald – site du Centre Helmholtz pour la recherche sur les infections (Helmholtz-Zentrum für Infektionsforschung, HZI) – ont détecté des bactéries résistantes aux antibiotiques dans les eaux de surface à divers endroits de la baie de Greifswald (Greifswalder Bodden), en mer Baltique. Parmi les sites d'échantillonnage figurait aussi une zone de baignade et, dans certains cas, les bactéries détectées étaient même multirésistantes. Toutefois, ces résultats n'indiquent pas de danger aigu pour les habitants ni pour les touristes. Néanmoins, selon la Prof Schaufler, la situation doit être prise au sérieux et il ne faut pas attendre qu'elle s'aggrave pour agir.

Le terme « pandémie silencieuse » a été inventé en lien avec le problème des bactéries résistantes aux antibiotiques. Qu'est-ce que cela signifie ?
Katharina Schaufler: Nous utilisons le terme « pandémie silencieuse » pour décrire un risque sanitaire mondial imminent : de plus en plus d’agents pathogènes bactériens deviennent insensibles aux antibiotiques existants, car ceux-ci sont utilisés de manière excessive et parfois inappropriée en médecine humaine et vétérinaire ainsi qu'en agriculture. Sous cette pression sélective, les souches résistantes se multiplient et se propagent dans les hôpitaux, la collectivité et l'environnement. Contrairement à la COVID-19, il ne s'agit pas d'un seul agent pathogène dont la propagation augmente, mais de nombreux agents pathogènes bactériens différents. Il n'y a actuellement pas de crise aiguë comparable à la pandémie de coronavirus, mais le fardeau lié aux bactéries résistantes aux antibiotiques ne cesse de croître. Sans mesures cohérentes – notamment le bon usage des antibiotiques (antibiotic stewardship), la prévention des infections et une surveillance intégrée selon l’approche One Health – le risque d'infections difficiles à traiter à l'avenir est beaucoup plus élevé.
Le statu quo peut-il être étayé par des chiffres ? Quel est le risque actuel de décès liés à la résistance aux antimicrobiens ?
Pour l'Allemagne, on estimait en 2019 que près de 10 000 personnes étaient décédées d'infections dues à la résistance aux antimicrobiens. Le nombre de décès associés à la résistance était évalué à un peu plus de 45 000. À l’échelle mondiale, les estimations pour 2019 étaient respectivement de 1,27 million et 4,95 millions. Ces chiffres montrent que la mortalité liée à la résistance aux antimicrobiens est déjà un problème majeur aujourd'hui.
Jusqu'à présent, les mesures préventives se sont principalement concentrées sur la limitation de l'usage parfois inconsidérée et excessive des antibiotiques. Vous examinez le problème dans un contexte plus large...
Oui, le HIOH s'est fixé pour objectif d’envisager la santé dans un contexte plus global. L'utilisation des antibiotiques en médecine humaine et vétérinaire ne se fait pas en vase clos. Nous nous intéressons donc aussi aux aspects écologiques. Où et en quelles quantités des bactéries résistantes aux antibiotiques, voire multirésistantes, sont-elles détectables dans l'environnement ? Comment y parviennent-elles et quels effets négatifs une telle contamination environnementale peut-elle avoir ? Existe-t-il des réservoirs de bactéries résistantes dans les populations d'animaux sauvages ? Nous nous penchons sur ces questions essentielles.
La résistance aux antimicrobiens peut se propager très rapidement dans certaines circonstances. Pourriez-vous expliquer brièvement comment cela se produit ?
La résistance aux antimicrobiens est causée, entre autres, par des mutations spontanées. Par exemple, à la suite d'une mutation, une bactérie peut développer la capacité d’expulser les antibiotiques hors de la cellule. Lorsqu’elle se divise, elle transmet ce mécanisme de résistance à sa descendance. C'est ce qu'on appelle le transfert génétique vertical. Dans un environnement contenant des antibiotiques, cette mutation confère aux bactéries concernées un avantage sélectif et elles se propagent au sein de la population.
En revanche, le transfert génétique horizontal implique un échange de matériel génétique entre bactéries de souches ou d'espèces différentes. Un pilus se forme entre deux cellules bactériennes, à travers lequel des fragments d'ADN circulaires – des plasmides – contenant des informations génétiques sont généralement transférés d'une cellule à l'autre. Les gènes de résistance peuvent ainsi être échangés par ce mécanisme, appelé conjugaison. D'autres mécanismes de transfert génétique horizontal tels que la transformation et la transduction – c’est-à-dire l’absorption d’ADN libre ou le transfert d’ADN par des bactériophages – peuvent également accélérer considérablement la propagation de la résistance.
Revenons à votre approche « One Health ». Dans une étude publiée fin 2024, votre département a analysé la contamination des eaux de surface par des micro-organismes multirésistants. Que vouliez-vous découvrir exactement ? Et comment vous y êtes-vous pris?
Nous voulions savoir si la contamination des eaux de surface par des bactéries résistantes aux antibiotiques et par des résidus d'antibiotiques était détectable. Pour cela, nous avons prélevé des échantillons d'eau de surface à trois endroits différents dans la région de Greifswalder Bodden : près d'une station d'épuration, sur une plage plus éloignée de la mer Baltique et dans une zone plus protégée de l'île de Riems. Nous avons utilisé Escherichia coli comme bactérie indicatrice.
Et qu'avez-vous découvert ?
Nous avons trouvé des Escherichia coli résistantes aux antibiotiques à tous les sites, dont certaines souches multirésistantes. Comme prévu, les concentrations les plus élevées ont été observées à proximité de la station d'épuration, mais l'eau était également contaminée par des bactéries résistantes dans la zone de baignade de la mer Baltique plus éloignée et même près de l'île de Riems.
Les quantités de bactéries étaient-elles suffisantes pour présenter un risque sanitaire aigu?
Non, ce n'est pas le cas actuellement. Sur la base de nos résultats et des seuils réglementaires, nous ne considérons pas pour l’instant que la qualité de l'eau soit trop critique en ce qui concerne les bactéries résistantes aux antibiotiques. Toutefois, il est déconseillé de se baigner en cas de plaies importantes ou de déficit immunitaire marqué, car une infection ne peut pas être exclue dans ces cas.
Le résultat le plus marquant de notre étude est le fait que des bactéries résistantes peuvent être détectées dans l'environnement. Cela signifie qu'elles y ont pénétré à partir de leur source initiale. Autre élément important : nous avons trouvé des bactéries résistantes dans les échantillons analysés, que des résidus d'antibiotiques y soient mesurables ou non. Cela suggère qu'une pression de sélective directe et continue par les antibiotiques n'est pas forcément nécessaire pour que les bactéries résistantes persistent dans l'environnement à des concentrations détectables.
Faut-il tirer des conclusions à la lumière de ces résultats?
Il n'est pas possible d'apporter une réponse définitive à ce stade. Nous avons d'abord établi le statu quo. Les concentrations plus élevées de bactéries multirésistantes à proximité des stations d'épuration suggèrent que le traitement des eaux usées devrait être davantage optimisé. Les stations d'épuration fonctionnent généralement en trois étapes. Il conviendrait d'examiner si une quatrième étape – par exemple via l’ozonation ou le charbon actif – pourrait réduire de manière supplémentaire et durable la charge bactérienne.
La sensibilisation au problème de la résistance aux antimicrobiens est d’une importance capitale – on ne le répétera jamais assez. Les décideurs politiques et le grand public doivent être informés. C'est la seule façon de garantir l'efficacité de la prévention, à laquelle chacun peut contribuer. Il est essentiel de réduire l'usage des antibiotiques au strict minimum nécessaire. Il reste encore beaucoup à faire, tant en médecine vétérinaire qu'en médecine humaine. Un exemple souvent cité d’usage inapproprié concerne les simples infections respiratoires virales, pour lesquelles les antibiotiques sont inefficaces.
Votre groupe de travail a déjà développé des concepts de communication scientifique pour sensibiliser au problème des bactéries multirésistantes dans la nature. Vous avez notamment reçu le prix Undine 2025 pour cela…
Le prix Undine 2025, décerné à notre projet « Habitat Greifswalder Bodden – Recherche sur la RAM pour la santé, l'environnement et la société » est pour nous une reconnaissance et une motivation. Ce prix, attribué par la Fondation Josef Wund pour des concepts innovants et tournés vers l'avenir autour de la ressource vitale qu’est l’eau, récompense notre approche consistant à intégrer les écosystèmes aquatiques dans les stratégies de lutte contre la résistance aux antimicrobiens. Il est très important pour nous de communiquer nos résultats au grand public. Cela doit commencer le plus tôt possible, c'est pourquoi nous avons développé des programmes destinés aux classes scolaires. L’idée est de sensibiliser les enfants et les jeunes directement dans leur environnement naturel. De plus, des sentiers pédagogiques destinés aux habitants et aux touristes doivent être aménagés l’année prochaine dans la région côtière.
Interview : Ulrike Viegener
Publication originale sur E. coli dans la mer Baltique
Lübcke P, Heiden SE, Homeier-Bachmann T et al: Multidrug-resistant high-risk clonal Escherichia coli lineages occur along an antibiotic residue gradient in the Baltic Sea. npj Clean Water 7, 94 (2024). https://doi.org/10.1038/s41545-024-00394-7